Dénitrification profonde : la biogéochimie des cours d'eau et des eaux souterraines révèle des mondes contrastés… mais connectés

Article dans Science of the Total Environment (STOTEN)
[Source : OSUR]

Une étude parue dans STOTEN met en lumière des processus de transformation chimique à la fois liés et découplés

L'excès de nutriments (notamment azote, potassium et phosphore) provenant du développement agricole et urbain a créé une cascade de crises écologiques partout à travers le monde. La pollution par excès de nutriments conduit à l'eutrophisation (caractérisée par une prolifération d'algues) de la plupart des écosystèmes d'eau douce et côtiers, contribuant à une perte de biodiversité, à des dommages sur la santé humaine et des coûts économiques considérables.

Une grande partie de la recherche menée sur le transport et la présence des nutriments s'est concentrée jusqu'ici essentiellement sur les milieux de surface, parce qu'ils sont à la fois faciles d'accès et biologiquement actifs. Cependant, les caractéristiques de surface des bassins versants (BV), telles que l'utilisation des terres et la configuration du réseau hydrographique, n'expliquent souvent pas la variation de la rétention (i.e. l'excès) des éléments nutritifs observée dans les rivières, les lacs et les estuaires.

Des recherches récentes publiées dans STOTEN en avril 2023 (Emilee Severe, Benjamin W. Abbott et al., Brigham Young University, Provo, USA) – menées notamment à l'OSUR (Géosciences Rennes, SAS) et qui sont l'aboutissement d'une décennie d'observation - suggèrent que pour déterminer les flux et l'élimination des éléments nutritifs au niveau d’un BV, les processus et les caractéristiques du sous-sol pourraient être plus importants qu'on ne le pensait auparavant. Ainsi, dans un petit bassin versant (figure 1) de l'ouest de la France (LTSER Zone Atelier Armorique, Pleine-Fougères, 35), une équipe internationale a utilisé une approche multi-traceurs pour comparer la dynamique des nitrates de surface et de subsurface à des échelles spatio-temporelles différentiantes. Ils ont également combiné la modélisation hydrologique 3D avec un riche ensemble de données biogéochimiques provenant de 20 puits et de 15 emplacements au sein du BV.

Les principaux résultats montrent que la chimie de l'eau en surface et en proche subsurface se caractérise par une grande variabilité temporelle, alors que les caractéristiques chimiques des eaux souterraines plus profondes sont quant à elles beaucoup plus stables mais significativement variables spatialement. Ces dernières sont attribuables aux longs temps de transferts (10 à 60 ans !) et à la distribution inégale des donneurs d’électrons de fer et de soufre alimentant la dénitrification autotrophe.

Il faut avoir en tête que deux types de dénitrification co-existent : la dénitrification hétérotrophe nécessitant du carbone organique et la dénitrification autotrophe ayant lieu au travers d’échanges avec les minéraux. La faible concentration en carbone organique dans les eaux souterraines induit que la réaction majoritaire dans les aquifères est de type autotrophe. La dénitrification hétérotrophe est quant à elle majoritaire dans les milieux tels que les zones humides et lits des cours d’eau, autrement dit en surface (source : siges bretagne brgm).

Cette distribution des donneurs électrons (i.e. les ions) fait référence à la manière dont les atomes de fer et de soufre sont distribués ou répartis dans un certain environnement et à la manière dont ils sont capables de donner des électrons dans des réactions chimiques spécifiques. En effet, dans certains processus biologiques et chimiques, les composés de fer et de soufre peuvent agir comme donneurs d’électrons, ce qui signifie qu’ils peuvent fournir des électrons à d’autres composés afin de faciliter les réactions chimiques. La distribution de ces donneurs peut avoir des implications importantes pour les types et les taux de réactions chimiques qui se produisent dans un environnement particulier (de dénitrification par exemple). Dans le cas qui nous intéresse ici, les isotopes du nitrate et du sulfate ont révélé des processus fondamentalement différents en proche subsurface (dénitrification hétérotrophe et réduction des sulfates) et plus profondément dans les aquifères (dénitrification autotrophe et production de sulfates).

Il est donc intéressant de remarquer (paradoxe apparent !) : (1) que si l'utilisation des terres agricoles est associée à une teneur élevée en nitrates dans les eaux de surface, (2) la concentration de nitrates souterrains est en majeure partie découplée de l'utilisation des terres en surface, traduisant un fort mélange des arrivées d’eau ayant des origines et des historiques de dénitrification assez largement différents.

Ensemble, ces découvertes révèlent à la fois des mondes biogéochimiques distincts mais adjacents ; deux « mondes » connectés à la surface et au sous-sol. Cette étude – en s'appuyant sur une nouvelle méthodologie basée sur l’utilisation de la silice dissoute et du sulfate dissous - fournit des traceurs fiables du temps de séjour et de l'élimination de l'azote qui sont relativement stables dans les environnements de surface et les environnements souterrains.

In fine, caractériser la manière dont ces mondes sont à la fois liés et découplés est essentiel pour atteindre les objectifs normatifs de qualité de l'eau et résoudre les problèmes de la ressource en eau dans l'Anthropocène.

Figure 1 : Zone d'étude : BV du Guyoult et du Couesnon (ZA Armorique)

Figure 2 : Qu'est-ce qui influence la qualité des eaux de surface et les eaux souterraines dans les bassins versants tempérés ? Points clés à retenir :
1. Des processus disparates créent des modèles chimiques opposés en surface et sous la surface
2. Les modèles C (carbone), N (azote) et S (soufre) reflètent à la fois le mélange et la séparation à l'échelle des bassins versants
3. Les eaux souterraines sont autant - et souvent plus dynamiques - que les eaux de surface pour de nombreux paramètres
4. Les méthodes basées sur le soufre dissous (δ34S), la silice dissoute (DSi) et la concentration des  chlorofluorocarbures ou gaz fluorés (CFC) fournissent des proxys robustes de rétention des nutriments et de temps de résidence.

 

Référence
Emilee Severe, Isabella M. Errigo, Mary Proteau, Sayedeh Sara Sayedi, Tamara Kolbe, Jean Marçais, Zahra Thomas, Christophe Petton, François Rouault, Camille Vautier, Jean-Raynald de Dreuzy, Florentina Moatar, Luc Aquilina, Rachel L. Wood, Thierry Labasque, Christophe Lécuyer, Gilles Pinay, Benjamin W. Abbott, Deep denitrification: Stream and groundwater biogeochemistry reveal contrasted but connected worlds above and below, Science of the Total Environment (2023), doi:10.1016/j.scitotenv.2023.163178